"Lub'errance"

Manosque du samedi 20 au samedi 27 juin 2015

Toutes les expositions sont des temps suspendus, les œuvres sortent de l'atelier pour être montrées au public. L'univers se réduit à l'attente des visiteurs qui vont d'un regard vous renvoyer toute la valeur du travail. Cette exposition manosquine a été riche en rencontres parce que la maigre fréquentation a permis aux visiteurs de se confier sur leurs émotions et bien plus pour certains. Même si par moments des visites éclairs, sans un mot, ont pu m'accaparer l'esprit, il y a eu cependant des rencontres qui me sont restées en mémoire. Je veux en relater les portraits, parce qu'ils se rattachent à l'errance dans le Luberon, qu'ils l'illustrent et parce qu'ils constituent un petit reflet des gens que l'on peut y rencontrer.

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Samedi

Une des premières visites a été celle d'un jeune homme un peu dérangé, qui a tout regardé. Il y avait de la joie dans sa voix quand il s'est mis à parler en répétant chaque fin de phrase. Il était enthousiasmé, il voulait communiquer son plaisir, le même qu'il avait eu à Marseille, à Notre-Dame de la Garde devant les grands tableaux qu'il y a là-bas. Il aurait bien aimé nous y emmener à Notre-Dame de la Garde, à Marseille.

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Lundi

C. est arrivée en toute discrétion, une belle femme âgée, au regard d'une infinie tristesse. Elle semblait fatiguée mais n'a pas voulu s'asseoir. Elle portait avec elle le poids de sa solitude, et regarder les tableaux semblait lui permettre d'y échapper pour un moment. Puis elle a commencé à parler de sa vie, de son mari décédé récemment, de ses enfants et des petits-enfants qui lui manquent et combien elle se sentait oubliée. Elle est comme ces gens qui finissent leur vie seuls, qui n'ont plus comme angoisse que celle de leur disparition prochaine. - Ma fille m'appelle quelquefois, mais mes petits-enfants jamais. Bien sûr, ils sont trop occupés à découvrir leur vie, leurs amours, leur corps qui donne envie aux autres. Trop occupés à remplir leur tête de connaissances et de travail. Ils sont absents. Ils oublient que les vieux crèvent de la solitude de cette absence et qu'ils pleurent en silence et se résignent et espèrent les voir, pour le plaisir d'être parmi eux simplement, pour combler ce vide, pour se sentir encore parents car ils le sont pour toujours.

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Mardi

En fin de journée, saoulé du bruit de la ville et des cigales, épuisé par la chaleur étouffante de juin, je voulais rentrer, me désaltérer, ôter mes souliers et goûter la fin du jour à venir. Mais il est entré sans bruit dans la salle. J'ai failli ne pas le voir d'ailleurs. Il a regardé longtemps, a voyager dans chaque tableau. Et il a parlé, comme souvent pour exprimer un certain plaisir de voir cette peinture et pour dire lui aussi combien il aurait aimé peindre. Mais la vie… Une famille, des choix trop souvent définitifs.
- On n'a pas deux chances dans notre pays, il faut savoir saisir l'opportunité quand elle se présente.

Banalité ô combien vraie, mais qui permet d'aborder la suite de la conversation. Nous avons parlé au moins une heure et demie, enfin lui surtout. Son timbre de voix très doux et feutré et son élocution lente rendaient ses pensées difficiles à saisir. On aurait dit qu'il retenait ses mots au bord de ses lèvres boudeuses, comme s'ils allaient dépasser sa pensée.

Il m'a tout de même raconté son métier, sur le site de Cadarache, son intérêt pour les formes modernes des centrales nucléaires, sa famille, son beau-père ancien grand sportif, ce qui lui a permis de rencontrer un riche homme d'affaires qui lui a ouvert les portes de Wall Street et sa passion pour la course à pied qu'il a transmise à sa femme.

C'est marrant comme l'exposition peut emmener loin dans les confidences. Les gens se lâchent d'un coup. Ils se livrent comme si j'étais un docteur de l'âme.

C'est peut-être qu'ils reconnaissent la sincérité d'un artiste, quand celui-ci est honnête et qu'il barbouille autre chose que les sempiternelles vues provençales, d'un bord de mer ou des lavandes.

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Mercredi

Trois jours de suite, Aline est venue me voir. Je peux ainsi dire qu'à Manosque, j'ai une copine. Aline du Revest du Bion, sur cette fameuse montagne de Lure. Elle a 83 ans, plus toute sa tête, mais quand même, des souvenirs, des "remembrances" en provençal, ça elle en a ! Pêle-mêle, de son enfance à garder les moutons pendant la guerre, de ses années de jeunesse à Paris lorsqu'elle travaillait chez Saint-Gobain, jusqu’à maintenant.

Et puis elle aime pas les curés, ni Giono dont on dit dans le pays qu'il aurait vendu des
maquisards !
- Enfin vendu, peut-être pas, mais tout du moins en aurait-il parlé avec des gars de la milice, qui sait ? Parce que vous savez dans le pays (elle veut dire à Manosque), on parle pas de ces choses-là.

Cela m'intrigue. Quand on écrit comme lui, quand on a ses idées, une grande connaissance des hommes et de la guerre qu'il a faite comme tous les autres et que ceux qui en sont revenus, les "sans voix" en sont restés sans voix justement, incapables de raconter ce qui ne pouvait se croire; ceux dont la tristesse du regard, le silence de la bouche en disaient plus que toutes les littératures.

Enfin Giono ! Je n'ai même pas tout lu de lui, mais j'aurais été heureux de le connaître. J'aurais été heureux de me laisser envouter par sa langue et je suis fier de dire que c'est lui qui m'a inspiré ces dernières années.

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jeudi

Ma copine est arrivé.
Petite vieille à la bouche édentée. On lui voit encore quelques chicots qui lui restent. Je l'aime bien, avec ses grands yeux marron comme des billes, grossies par des verres de lunettes qui lui font comme deux gros phares de bagnole sur le visage.

Pendant qu'elle parle, je regarde ses doigts. Elle dit vrai. Ses doigts sont courts, épais, raidis d'avoir manipulé les outils avant d'être abîmés par l'arthrose. Ses jambes sont courtes aussi, costaudes, les deux pieds posés bien à plat sur des chevilles fortes, des articulations façonnées par la marche, par le sol dur de la montagne. Elle a les cheveux blancs, touffus et drus. La peau de son visage et de ses bras a la couleur du soleil et elle est toute fripée par l'âge.

Je voudrais pouvoir raconter tous les souvenirs qu'elle m'a confiés si simplement, mais j'ai peur qu'ils s'estompent et s'effacent trop vite. Alors, en vrac, et en raccourcis, je vais tenter d'en rapporter deux ou trois, ceux qu'elle m'a dits et redits parce que d'un jour à l'autre, au fil de nos conversations décousues, ce sont ceux-là qui refaisaient surface dans sa mémoire.

Aline, petite fille, gardait les moutons, c'était son travail à la ferme. Un jour, pendant la guerre, au retour du pâturage, en voyant arriver la voiture des miliciens elle s'est cachée, pour échapper aux hommes armés. Mais elle a laissé filer le troupeau et bien sûr, les hommes ont vu les bêtes. Du coup c'est eux qui se sont planqué, au détour du chemin, pour surprendre le berger et certainement le secouer un peu pour lui faire dire des choses sur les maquisards. Et oui, où a-t-on vu un troupeau rentrer sans son berger ? Heureusement qu'elle n'était qu'une enfant. Quand ils l'ont vue, dépités de tomber sur une petite fille, ils sont repartis, elle n'était pas dangereuse pour eux. Elle en fut quitte pour une belle frayeur.

Elle n'a rien dit de cette aventure, il y avait déjà assez de problèmes comme cela et ses parents n'en ont rien su, car ayant vu les moutons à l'abreuvoir au pied de la fontaine, ils pensaient naturellement qu'elle était avec eux.

Il y a son père fait prisonnier pendant la première guerre, après la perte de l'officier de son bataillon il était responsable des hommes restant.
- Tous ont été emmenés en Allemagne, d'abord dans un camp, là c'était pas drôle, mais ensuite, chez des paysans pour travailler aux champs. Un jour il a osé demander au fermier de lui prêter son fusil pour tirer un lièvre. Celui-ci était confiant et lui a prêté son arme et hop, un bon civet pour tout le monde.

Son père encore, pendant la seconde guerre cette fois, qui avait deux fusils à la ferme, un bon et un vieux pas en trop bon état. Il a donné le vieux fusil aux gendarmes pour la réquisition et a gardé le bon avec lequel il a tué un sanglier un soir.
- Il avait chargé son arme avec du petit plomb, cherchant là encore du lapin et il est tombé nez à nez avec le sanglier.
- Vite il change les cartouches et pan ! En deux coups la bête est morte (ce disant elle mime le geste en fermant un œil et en visant de l'autre avec le doigt pointé vers l'animal imaginaire).
- Seulement après il fallait ramener la bête à la maison. Alors il est revenu chercher mon frère et les voilà partis pour ramener le butin.
Mais fallait faire attention à la milice et pour traverser la route, ils ont dû surveiller longtemps, morts de trouille, pour voir passer les phares bleus de la voiture de patrouille.

Enfin ils sont rentrés à la maison. Ça a été la fête.
- Mais là aussi, attention ! Dans le village il y avait toujours un œil qui regardait. Alors, pour faire taire les bavards, tout le monde a eu droit à un morceau de la bête ...
Sauf les gendarmes ! Ben non tout de même !

Plus tard, il y a l'histoire avec le contremaître alsacien, quand elle travaillait chez Saint-Gobain.

- Il était méchant celui-là !
Le type surveillait le temps quand elle allait aux toilettes. Du coup, comme il y avait deux sorties, un jour elle est passée par la seconde porte qui donnait sur l'escalier vers l'étage. Elle est montée puis est redescendue sans se faire voir, juste à côté de sa machine et elle a recommencé à travailler comme si de rien n'était. L'autre, il a été bien "farcé" (comme on dit dans le nord).

Elle en rigole encore de plaisir.

Retour à l'enfance avec le curé qui faisait cuire une viande le vendredi, pendant le catéchisme.
S'adressant aux enfants qui avaient l'eau à la bouche, étonnés de cette bonne odeur et ne suivant plus du tout la leçon
- Je fais cuire, mais c'est pour demain !
- Mon œil ! dit-elle avec un clignement prononcé et complice, nous les enfants on y croyait pas, vous pensez bien.

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Vendredi midi

J'ai vu passer un homme à l'allure paysanne qui semblait revenir des champs. Tee-shirt délavé, pantalon avachi sur ses godasses déformées par un sol rocailleux, sec. La tignasse et la barbe en bataille, décolorées par le soleil, la peau des mains brunie, parcourue de fines entailles et de crevasses noircies par le travail et le tanin. En effet c'est un faiseur d'olives dans la vallée de la Durance, vers Valensole, là-bas.
Normand d'origine, passionné de Giono lui aussi. Un homme inquiet pour la récolte de l'année à cause des mouches qui s'attaquent aux oliviers. J'ai lu quelque chose là-dessus dans le journal, récemment.

Il a reconnu le Lub' aux formes et aux ombres que j'ai mises dans mes tableaux. Le paysage 19 lui parlait bien aussi, celui avec son arbre fermant un côté du tableau. Il y a reconnu son coin.

D'une manière générale il y a les regards. Presque tous ceux qui m'ont parlé, après avoir longuement regardé, m'ont dit leur préférence pour tel ou tel autre de mes tableaux, sans hésiter et souvent pour des toiles que je pensais ratées.

Celles pour lesquels je me faisais le plus de souci, que je ne voyais pas aboutis ont plus touché que les autres. Ce sont des tableaux plus énigmatiques. La profondeur qui s'en dégage ne se laisse pas voir tout de suite, mais quand elle est enfin trouvée, elle procure un sentiment de sécurité dans l'incohérence générale.

Les tableaux les plus sombres ont beaucoup interpellé les visiteurs, au milieu de la symphonie de couleurs et de nuances que je cherche à faire vivre. Ils sont très appréciés.
Le proche et le lointain ont été appréciés aussi, comme par ce grand escogriffe de peintre tout gauche et tout brouillon qui voulait rebrousser chemin en voyant l'affiche, mais dont l'intelligence et la fine observation l'ont quand même poussé à franchir le seuil pour tomber sur une peinture dont l'éclectisme l'a quelque peu intrigué et séduit.
Lui a bien compris la maturation et l'évolution dans les tableaux et est entré dans mon jeu poétique, avec une critique franche et directe mais quand même en nuance pour ne pas choquer. Cela fait du bien.

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vendredi après-midi

Aline est revenue vendredi après-midi, à l'heure ou les autres font la sieste. Elle était fatiguée et toute triste. Elle fait de l'anémie, me dit-elle et devant ma mine désolée, elle ajoute :
- Oh mais ça va passer et puis vous savez j'en ai toujours eu de l'anémie, alors ...
Je n'avais rien à lui offrir pour la remonter, je l'ai fait asseoir et la litanie des souvenirs a repris comme à chaque fois. Et moi j'étais aux anges.
Ce jour-là, elle m'a apporté une petite peinture sur un morceau de contreplaqué qu'elle a faite il y a longtemps quand elle habitait à Paris pour le travail et qu'elle prenait des cours pour son plaisir.

La veille, elle aurait bien aimé m'acheter un petit tableau, mais le prix était beaucoup trop élevé pour elle et pas question que je lui fasse une ristourne, ni même que je lui en fasse cadeau. Un échange par contre, avec un dessin ou une peinture, ça oui, elle voulait bien, parce qu'elle à pris des cours a Paris.
- Je vais regarder ce que j'ai pour vous.
Elle a tenu parole et elle sort le tableau de son cabas. Les dessins sur la montagne de Lure, elle ne les a pas retrouvés, dommage.
C'est une jeune femme nue, Frédérique, de dos, assise sur une chaise verte, posée sur une estrade. Le fond est une espèce de tenture rouge pourpre.
- Ce n'est pas grand-chose, dit-elle, mais il est pas trop osé celui-là.
Grande pudeur. Moi je lui ai donné un petit paysage abstrait. Elle y a vu tout de suite l'eau qui s'écoule, le ruisseau de son enfance. Je crois qu'elle était heureuse.

Elle s'appelle Aline comme je l'ai dit, Aline S. Du Revest du Bion.
- y en a qui disent que c'est arménien, mais moi je sais pas, ça remonte à loin tout ça. À Banon y en a un qui le soutient, mais je laisse dire, parce que à Banon ils croient qu'ils ont toujours raison, alors ...

Voilà, Aline m'a accompagné toute cette semaine manosquine. Elle m'a raconté bien d'autres histoires de sa vie que je n'ai pas retenues, ses voisins à Paris, en haut des Buttes Chaumont, d'autres petites anecdotes sur la guerre, la vie pas facile à Manosque, loin de tout, même des commerces où elle doit se rendre à pied par les rues pentues et abîmées.
- Parce que le bus y faut l'attendre parfois longtemps, vous savez.

Je sais Aline, je sais ça ! À paris c'est pareil.

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Samedi

Une dame est passée en coup de vent, une tornade, dynamique, rapide, gardant ses lunettes noires devant les tableaux, sûre de son goût et de ses besoins, un peu hautaine. Elle a été charmante, m'a dit qu'elle était en quête d'artistes pour remplir sa future nouvelle maison de peintures et d'œuvres d'art qui seront pour elle des sortes d'ouvertures sur l'extérieur, en dehors des fenêtres bien entendu. Les bambous, que je n'avais qu'en carte postale, semblent représenter pour elle une forme complète de nature qu'elle apprécie tout particulièrement. Saura-t-on se recroiser un jour ?

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Enfin, il y a tous les autres,

les couples qui chuchotent entre eux, les groupes d'amis, les vacanciers, les jolies femmes.
Certains sont passés vite, d'autres se sont attardés. Certains n'ont rien dit qu'un timide au revoir, les autres ont parlé entre eux.
Tous étaient contents de voir cette peinture. Des paysages sans noms du Luberon. Tous m'ont dit merci.
Je prends ces remerciements, j'en jouis, mon but est atteint.

Il y a même des insectes qui sont venus me visiter. Les mouches, bien sûr, qui sont chez elles partout, tout le temps. Une libellule égarée et un peu affolée, un papillon, un grand roux taché de noir, l'intérieur des ailes d'un vert tendre comme l'intérieur d'une feuille d'olivier. Il s'est installé sur le ciel céruléen du grand tableau des ocres et il y est resté, un bon moment.

Il y avait des moucherons qui voletaient le long des sous-verre, cherchant à se poser sur une feuille ou sur les herbes dont parfois je couvre mes sols et qui semblent être en mouvement perpétuel.

Les cigales m'ont accompagné aussi. Invisibles, elles surpassent en bruit toutes les voitures, toutes les motos, tous les camions qui passent inlassablement sur la chaussée déformée et les pavés disjoints du boulevard Bourges.

Les cigales m'ont accompagné aussi. Invisibles, elles surpassent en bruit toutes les voitures, toutes les motos, tous les camions qui passent inlassablement sur la chaussée déformée et les pavés disjoints du boulevard Bourges.

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